C’est l’extraordinaire histoire d’une famille de chevaux constituée au XVIe siècle, alliée aux splendeurs architecturales de la Vienne impériale qui servent de toile de fond à l’une des plus célèbres et remarquables institutions de l’art équestre de notre temps. Tout commence en 1556 : Maximilien II de Habsbourg règne à Vienne tandis que son frère – Charles II – reçoit les provinces du nord de l’ex-Yougoslavie ainsi que le sud de l’Autriche actuelle. En 1565, l’empereur qui avait déjà importé quelques chevaux d’Espagne – c’est d’ailleurs cette origine géographique des chevaux qui donnera par la suite son appellation à la future école – décide d’investir cent florins pour la création d’un manège à ciel ouvert sur l’emplacement de ce qui est aujourd’hui la Josefplatz et par laquelle le public accède actuellement au manège impérial.
Ecole Espagnole de Vienne : La longue épopée du manège d’hiver
Petit investissement pour une modeste installation dont il faudra longtemps s’accommoder compte tenu du manque chronique de trésorerie chez les Habsbourg !
L’incommodité de ce manège est telle en hiver que l’on décide enfin de bâtir une construction fermée et couverte. Une lettre du 20 août 1572 et qui peut-être considérée comme l’acte de fondation de l’École Espagnole de Vienne, stipule “qu’il convient de mettre à la disposition du secrétaire des travaux à la construction de la Cour, 20 troncs d’arbres pour l’exécution des colonnes du manège espagnol”. Ce bâtiment où s’entraîneraient quotidiennement les chevaux de l’empereur devait être d’une grande simplicité : 3 côtés fermés par un mur, le 4e par une galerie à colonnes. Ainsi fut construit, entièrement en bois, le “manège du jardin des promenades impériales”. Son délabrement avancé en 1640, impose la construction d’un nouveau manège mais les finances impériales sont encore au plus bas. En 1653, Léopold Ier règne sur une Autriche qui va subir la deuxième invasion turque et une guerre de seize ans contre les Ottomans. Ces événements vont encore retarder la réalisation de ce grand projet.
Ce n’est qu’en 1681 qu’il pourra entreprendre l’édification du nouveau manège : une construction de deux étages, le rez-de-chaussée réservé à l’École Espagnole et le premier à la bibliothèque de la Cour. La couverture est posée en 1683 et les chevaux y sont immédiatement installés.
Malheureusement, les Turcs assiègent la ville et les dégâts sont importants, notamment sur le nouveau manège. Après le départ de l’ennemi, Léopold Ier ordonne de “reconstruire le manège impérial et de faire en sorte que sa Majesté impériale puisse monter durant l’hiver et que l’exercice et la formation des chevaux commencent sans tarder”. Hélas, il se passera encore cinquante ans avant que cet ordre ne soit exécuté, un nouveau siège des Turcs et d’autres obstacles financiers en ayant interrompu la mise en œuvre. La bibliothèque de la Cour sera construite – le quadrige qui la surmonte témoigne encore aujourd’hui de sa première destinée; le rez-de-chaussée servira de remise aux voitures de la Cour.
Ecole Espagnole de Vienne : Un chef-d’œuvre de l’équitation académique
Léopold Ier mourut en 1705 et son successeur en 1711. Il fallut donc attendre 1722 pour que Charles VI – le dernier empereur baroque – ordonne la reprise des travaux. Les souverains autrichiens avaient déjà entrepris de rajeunir leur demeure et de transformer la Hofburg médiévale en un palais moderne. Une vie artistique intense se développe dans les pays danubiens, accompagnant la montée de l’Autriche au rang de grande puissance.
Héritiers des architectes italiens, les nouveaux maîtres de l’art baroque sont maintenant sujets de l’Empereur. Johann Bernhard Lischer von Erlach va être de ceux qui, alliant une originalité d’invention puissante à une grande culture artistique, renouvellent un style dans une même tradition. C’est à lui que l’empereur va confier l’achèvement des travaux de la bibliothèque impériale sur les anciens murs de la fondation. Elle sera terminée en 1726. Quelques années plus tard, sur une partie des jardins d’agrément de la Cour nommés “Jardinet de Paradis”, s’élèvera enfin le Manège d’hiver tel que nous le connaissons. Débutée en 1729, cette salle de cérémonie vouée à l’équitation fut achevée en 1735. Chef-d’œuvre de simplicité harmonieuse : aucune décoration sculpturale ne charge cette merveilleuse création de l’architecture viennoise. Elle s’élève sur quatre étages dont deux galeries soutenues par 46 colonnes corinthiennes. Les proportions harmonieuses reprennent celles de l’école classique : 55 m de long, 18 m de large, sous un plafond de stuc ouvragé, suspendu à la charpente à 17 m de hauteur.
Les hautes fenêtres latérales baignent d’une lumière irréelle la blancheur immaculée des murs. Sur un des petits côtés, la vaste loge impériale surmonte celle de la Cour, à l’opposé de l’entrée des cavaliers. L’immense portrait équestre de Charles VI sur son étalon Lipizzan domine la scène et reçoit chaque matin le salut des écuyers lorsqu’ils pénètrent dans le manège.
Ecole Espagnole de Vienne : La vie tumultueuse des Lipizzans de la cour impériale
La réputation du cheval d’Espagne était incontestée dans toute l’Europe mais son importation posait des problèmes presque insurmontables et financièrement insupportables. Il devint impératif de produire des che- vaux sur les terres de l’empire. En 1576, Maximilien demande à son frère de bien vouloir trouver dans les provinces du sud, un domaine convenant à l’implanta- tion d’un haras destiné à l’élevage des chevaux de la cour impériale. Charles II part donc à la recherche d’un lieu convenant à l’élevage de chevaux nobles. C’est au sud de Trieste qu’il s’arrête, trouvant là une région qui offrait un terrain et un climat voisin de celui de l’Andalousie, berceau des chevaux dont disposait déjà l’empire. L’histoire aide aussi parfois : les évêques de Trieste possédaient une résidence agricole et forestière au hameau de Lipizza, passablement ruinée par l’invasion turque de 1559. Ravis de trouver un acquéreur, ils la proposèrent à Charles IL L’acte de vente fut signé en 1580. Les 320 hectares du domaine furent défrichés, irrigués et aménagés pour y installer l’élevage de la cour impériale. En même temps, le prince chargea le baron Kevenhüller d’acheter en Espagne les premiers étalons andalous qui serviront de souche aux futurs lipizzans, fruits d’une sélection des plus rigoureuses. L’année suivante, 24 juments et 6 étalons andalous rejoignirent le nouveau haras impérial à Lipizza. De cette époque date la jolie tradition de planter trois arbres dans l’allée principale du haras chaque fois qu’un étalon de 3 ans est envoyé à Vienne. La remonte de l’empire était assurée et, à l’École, les écuyers rivalisaient de talent dans la plus pure tradition équestre. Mais le destin de l’Autriche mit fin à cette sérénité.
Ecole Espagnole de Vienne : d’exode en exode
En 1796, Bonaparte attaque les Autrichiens qui d’emblée évacuent leurs chevaux vers la Hongrie et attendent la paix de Campoformio pour les rapatrier dans leur fief. Un tremblement de terre ruine les écuries en 1804- A peine reconstruites, Napoléon revient à Vienne en 1805 et les chevaux se replient à nouveau vers la Hongrie pendant six mois. Le prochain exode a lieu en 1809 et durera six ans. De retour au haras tombé en décrépitude et dont François-Joseph ordonna la restauration, les chevaux purent enfin retrouver la quiétude d’antan. La paix durera cent ans au cours desquels le haras parviendra au sommet de son développement et de sa notoriété. Vienne fête ces belles années avec tout le faste que peut déployer une cour impériale. Ballets, carrousels et autres festivités s’y succèdent. Les chevaux envoyés à Vienne sont exceptionnels et le niveau équestre des écuyers atteint son apogée, d’autant qu’ils ont bénéficié de l’enseignement des grands écuyers français dispersés par la révolution; la “bible” de l’Ecole Espagnole n’est autre que le livre de La Guérinière !
Avec le XXe siècle arrivent à nouveau les grands conflits qui vont menacer les chevaux de Vienne et son école. A peine remis d un exode forcé en 1915, les chevaux autrichiens vont vivre de tristes moments à partir de 1919. L’Italie s’empare de Lipizza et veut les chevaux. D’âpres négociations mèneront au partage du cheptel : 107 chevaux et quelques juments seront cédés à l’Italie tandis que l’Autriche n’en conservera que 87, plus ceux de son haras de Radantz qui seront installés à Piber en 1920, haras qui est depuis exclusivement consacré à la remonte de l’École. En 1942, sur ordre du Reich, l’élevage de Piber est transféré en Tchécoslovaquie ainsi que les chevaux des Italiens.
350 Lipizzans sont alors sous la coupe allemande. Malgré la ferme opposition du colonel Podhajsky, directeur de l’École, 40 % des chevaux seront vendus ! En 1945, le peu de chevaux restant à Vienne est envoyé à 300 km de la capitale, la plupart des écuyers sont sous les drapeaux et l’École ferme ses portes. C’est le général Patton qui permettra et assurera le retour des chevaux et écuyers dans leur fief.
Ce n’est qu’en 1955 que se rouvrira un soir la grande porte du manège de la Hofburg sur douze chevaux d’un blanc immaculé, harnachés de cuir et d’or. À leur tête, le colonel Podhajsky s’avancera vers la loge impériale et se découvrira devant le président de la république : “Monsieur le Président, j’ai l’honneur de vous annoncer le retour de l’École de cavalerie espagnole après dix ans d’exil.”
Depuis cet instant émouvant, se poursuit à Lipizza, Piber et au palais impérial la merveilleuse histoire de ses chevaux blancs qui fascinent les hommes depuis plus de quatre cents ans.
Pour en savoir plus : une école liée à la tradition autrichienne